Apophis, Le chaos qui ne dort jamais.
- Sophie
- 18 août
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Exploration Transdisciplinaire du Serpent Primordial
Dans le panthéon complexe de l'Égypte ancienne, peu de divinités suscitent autant de fascination et d'incompréhension qu'Apophis (également appelé Apep). Cette entité serpentiforme, incarnation du chaos primordial, transcende le cadre mythologique pour toucher aux questions les plus fondamentales de l'existence humaine.
Cosmogonie Égyptienne et l'Émergence d'Apophis
Dans la cosmogonie héliopolitaine, Apophis émerge des eaux primordiales du Noun, représentant l'antithèse même de l'acte créateur d'Atoum-Rê. Contrairement aux autres divinités égyptiennes qui possèdent des formes anthropomorphes ou hybrides, Apophis demeure exclusivement serpentiforme, soulignant sa nature étrangère à l'ordre civilisé.
Les textes funéraires, notamment le Livre des Morts et les Textes des Pyramides, décrivent avec précision ce combat nocturne qui se déroule dans la Douat, le monde souterrain. Chaque nuit, lorsque la barque solaire de Rê traverse les douze heures de l'obscurité, Apophis tente d'arrêter définitivement le cycle cosmique. Cette lutte n'est pas une guerre au sens conventionnel, mais plutôt une confrontation entre deux principes ontologiques irréductibles : l'être organisé et le chaos dissolvant.
La Nature Paradoxale d'Apophis
Ce qui distingue Apophis des autres forces maléfiques des mythologies mondiales réside dans son caractère indispensable. Il ne s'agit pas d'un ennemi à vaincre définitivement, mais d'un adversaire éternel dont la présence même garantit la vitalité du cosmos. Cette particularité révèle une sophistication théologique remarquable : les prêtres égyptiens avaient compris que la création nécessite une tension permanente, un défi constant qui empêche l'ordre de sombrer dans la stagnation.
Le Chaos Créateur et la Dialectique Cosmique - Ordo ab Chao
Apophis incarne ce que nous pourrions nommer le "chaos créateur", une force qui, par sa résistance même, stimule les puissances organisatrices de l'univers. Cette conception préfigure remarquablement les intuitions de la physique moderne sur le rôle de l'entropie dans les processus évolutifs. C'est la présence constante du désordre qui maintient les systèmes vivants dans leur état de déséquilibre créateur.
Le symbolisme du serpent renforce cette dimension. Animal chtonien par excellence, le serpent représente les forces telluriques primitives, antérieures à la conscience humaine. Apophis n'est pas simplement l'ennemi de Rê, il est son ombre nécessaire, la part d'inconscient cosmique sans laquelle la conscience divine perdrait sa dynamique.
La Temporalité Cyclique et l'Éternel Retour
Le combat quotidien entre Rê et Apophis instaure une temporalité particulière : ni linéaire ni purement cyclique, mais spiralaire. Chaque victoire de Rê enrichit l'ordre cosmique d'une expérience nouvelle de la résistance, tandis que chaque renaissance d'Apophis apporte des défis inédits. Cette conception du temps influence profondément la spiritualité égyptienne, où la mort et la renaissance ne sont pas des événements uniques mais des processus constants de transformation.
La Dialectique Hégelienne Avant Hegel
Bien avant que Hegel ne conceptualise la dialectique du maître et de l'esclave, la mythologie égyptienne avait intuitivement saisi que l'identité se constitue dans et par la relation à l'autre, fût-il radicalement opposé. Apophis n'est pas l'autre de Rê au sens d'une simple altérité, mais son autre constitutif, ce sans quoi Rê cesserait d'être Rê.
Cette relation évoque également la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues : la coïncidence des opposés au niveau de l'absolu. Rê et Apophis, dans leur combat éternel, révèlent leur interdépendance fondamentale. Ils ne sont pas deux substances distinctes mais deux moments d'une même réalité cosmique en perpétuelle auto-création.
L'Absurde et la Révolte : Une Lecture Camusienne
Dans une perspective existentialiste, le mythe d'Apophis peut être lu comme une préfiguration de l'absurde camusien. L'homme moderne, comme Rê dans sa barque nocturne, doit quotidiennement affronter les forces qui menacent de rendre son existence dénuée de sens. La victoire n'est jamais définitive, et c'est précisément dans cette lutte sans fin que se révèle la grandeur humaine.
Sisyphe poussant éternellement son rocher trouve ici un écho cosmique : Rê repoussant éternellement Apophis. Dans les deux cas, c'est l'acceptation lucide de la condition tragique qui ouvre à une forme de bonheur métaphysique. "Il faut imaginer Rê heureux", pourrait-on dire en paraphrasant Camus.
Apophis et la Question du Mal Ontologique
Apophis pose avec une acuité particulière la question du mal ontologique, ce mal qui ne relève pas de la faute morale mais de la structure même de l'être. Cette problématique traverse toute l'histoire de la philosophie, de la théodicée leibnizienne aux analyses heideggériennes sur l'être-vers-la-mort.
Le génie de la pensée égyptienne réside dans son refus de résoudre cette question par l'élimination du mal. Apophis n'est ni justifié ni condamné, il est reconnu comme une donnée fondamentale de l'existence. Cette acceptation sans résignation ouvre une voie originale pour penser le tragique de la condition humaine.
L'Épreuve du Gardien du Seuil
Dans les traditions initiatiques, Apophis fonctionne comme l'archétype du "Gardien du Seuil", cette épreuve ultime que doit traverser tout candidat à l'initiation. Contrairement aux autres divinités qui peuvent être honorées par des offrandes ou des prières, Apophis ne peut être que confronté directement. Il révèle impitoyablement les failles, les attachements, les peurs non résolues de l'aspirant.
Cette confrontation ne peut être évitée par aucune ruse spirituelle. Elle représente le moment où l'initié doit faire face à sa propre part d'ombre, à ses aspects les plus primitifs et chaotiques. Seule cette intégration consciente des forces apophisiennes permet l'accès aux niveaux supérieurs de conscience.
La Nigredo Alchimique et la Mort Initiatique
L'alchimie occidentale, héritière des traditions égyptiennes, a retrouvé dans la figure d'Apophis l'essence de la nigredo, cette phase de dissolution qui précède toute transmutation authentique. L'œuvre au noir n'est pas une étape à franchir rapidement, mais un état à habiter pleinement jusqu'à ce que la putrefactio révèle les germes de la renaissance.
Les alchimistes comprenaient qu'on ne peut transcender ce qu'on n'a pas d'abord pleinement assumé. Apophis enseigne que la voie spirituelle authentique passe nécessairement par une descente aux enfers, non comme punition, mais comme reconnaissance de la totalité de l'être. Dante n'aurait pas mieux dit !
Apophis, Psychologie des Profondeurs et Inconscient Collectif
Carl Gustav Jung aurait sans doute reconnu en Apophis une parfaite illustration de l'Ombre archétypale, cette part refoulée de la psyché collective qui, niée, devient destructrice, mais qui, intégrée, révèle des potentiels créateurs insoupçonnés. Le processus d'individuaton jungien reproduit à l'échelle personnelle le combat cosmique de Rê et Apophis.
Les névroses modernes peuvent souvent être comprises comme des résurgences apophisiennes (apophysiennes oserons-nous!), des forces chaotiques qui émergent lorsque la conscience se rigidifie dans des schémas trop ordonnés. La thérapie devient alors un art de négocier avec ces forces plutôt que de les supprimer purement et simplement.
Physique Quantique et Chaos Déterministe
Les découvertes de la physique moderne offrent des analogies saisissantes avec l'intuition mythologique égyptienne. La dualité onde-particule, l'incertitude quantique, la théorie du chaos déterministe révèlent un univers où ordre et désordre s'interpénètrent de façon indissociable.
Le principe d'incertitude d'Heisenberg pourrait être lu comme une formulation scientifique de la nécessité d'Apophis : il existe une limite fondamentale à la prédictibilité, un résidu chaotique irréductible qui maintient l'univers dans un état créateur permanent.
La figure d'Apophis invite à une révolution de notre rapport au négatif. Au lieu de voir dans les crises, les échecs, les dissolutions, de simples obstacles à surmonter, nous pouvons y reconnaître les manifestations nécessaires d'une force créatrice plus vaste. Cette perspective transforme radicalement notre approche de la souffrance, de l'incertitude, de la mort, non plus comme des ennemis à vaincre, mais comme des partenaires dans la danse cosmique de l'existence.
Le serpent primordial continue de ramper dans les profondeurs de notre modernité, rappelant à notre époque technoscientifique que la maîtrise totale du réel demeure une illusion dangereuse.
Accepter cette condition n'est pas une résignation mais la sagesse qui permet de naviguer avec grâce dans l'incertitude fondamentale de l'existence. Car au final, c'est peut-être cela, le véritable enseignement d'Apophis : apprendre à danser avec le chaos plutôt que de prétendre l'éliminer.
Ainsi, dans l'obscurité de la Douat, quand Rê affronte Apophis, ce n'est pas seulement le destin du soleil qui se joue, mais celui de toute conscience qui ose affronter l'inconnu. Car Apophis n'est pas l'ennemi de la lumière, il en est la condition même, l'ombre sans laquelle aucune lumière ne pourrait briller.
“Du chaos naît une étoile.” Charlie Chaplin
